mardi 11 janvier 2011

Etre nu



8.
Etre nu


La contagion exige nudité, être abandonné à l'excès, la disponibilité à tourner le regard vers l'abîme pour créer une connexion entre le singulier et l'universel. Nous sommes invités à nous impliquer totalement, en laissant les jugements et la raison.

Pour Deleuze aucun excès : dans l'anti-Oedipe, l'être humain perd entièrement sa consistance et son épaisseur. La pensée doit tendre un plan d'immanence capable d'absorber le monde et de créer une nouvelle terre à venir, habitée par des êtres non-humains et par des paysages naturels non-humains. Tout devient autre. Sans cesse. La chair se libère du corps vécu, du monde et de l'intention. C'est la logique de la sensation, non plus du sens. Chair du monde et chair du corps. Aucune pensée, aucune expérience. Et au-delà de la chair, encore quelque chose, voyage cosmique vers l'inhumain. Un transcendantal pacifique qui ne contient pas la transcendance, sujet et objet. Sans événements. Silencieux dans l'immanence. « Une immensité inerte d'un présent dans lequel rien n'est inscrit ». « Fondement métaphysique de tout temps et de tout événement1 ». La philosophie d'une éthique impossible.

La nudité, au contraire, suppose le don et une communauté à laquelle on peut donner la propre intimité. Le don de soi devient ainsi un corps offert au regard érotique, pas tendu à l'utilitaire. Je suis d'accord avec Bataille.

Nudité est la relation d'un homme en face de l'autre. Après Deleuze, le visage réapparaît. C'est un visage qui appelle intensément notre attention, qui crie la douleur silencieuse de l'expérience humaine de la limite. Nous nous arrêtons, on ne peut pas faire autrement, en essayant de déchiffrer les signes qui le traversent et le marquent. Sans raison, elle ne suffit pas. Comme dans la tragique énigme apollinienne, la tentative est d'interpréter des yeux inquiets et l'attitude d'un corps avec les muscles détendus, les épaules décharnées et le ventre lascif qui se replie sur lui-même.
La rationalité n'a plus de point d'appui.

L'abîme plus grand pour l'individu est d'être irrémédiablement tendu entre la vie et la mort. L'homme est celui qui habite un espace au milieu, atopos dans l'existence et la vérité, sans domicile par rapport à lui-même : c'est lui qui, entre la vie et la mort, entre la lumière et l'ombre, est contraint à un non-lieu2. Il vit le paradoxe inattendu de la contradiction. Il demeure la fracture obscure dans laquelle il ne peut que percevoir une lumière qui n'est pas à sa portée, qui n'est pas accessible, mais qui l'appelle et le convoque, lui adressant la parole individuellement et dramatiquement. La question d'un homme exilé – sujet qui se déplace entre les formes dans lesquelles vit l'expérience de l'esprit, du corps et des langages qui parlent cette complexité – est condensée dans le regard.
Pour cela on se reconnaît à travers l'autre. Nous apportons dans le regard et le corps la même question. Nous vivons le même espace tendu.

La psychologie du XXème siècle a conduit des recherches autour du concept de « je » et des études sur la personnalité dans une perspective individualiste. Les développements récents ont conduit plutôt à la vision de l'identité d'un individu comme partie essentielle de l'identité des autres avec lequel il vit3. L'expérience de soi comme centre de perception du monde devient donc indispensable pour accéder au « nous ». Cela exige une subtile perception référée aux relations mutuelles entre les parties et le tout, entre le tout et les parties. C'est comme si l'identité possède une essence invariante qui est en constante évolution et qui se forme et existe grâce aux relations.

Au cours du XXéme siècle on assiste à un intérêt rénovateur pour les thèmes dialogiques qui rendent la parole protagoniste dans les relations humaines sous toutes ses formes. Selon la perspective relationnelle dialogique, l'identité se manifeste aux yeux d'une autre identité ontologiquement disponible à la communication avec l'autre. La rencontre entre le Je et le Tu ouvre une communication qui laisse le point de vue purement individuel afin de se multiplier et s'élargir à tous les membres du contexte dans lequel le « Je » vit. Martin Buber, par exemple, dépasse la notion individualiste et affirme la réalité du « Nous » : on n'existe pas en tant que créatures isolées, mais nous sommes essentiellement relationnels. Réflexion d'une actualité extrême : Je et Tu sont deux réalités ontologiques qui se rencontrent, constituant l'un l'autre. C'est peut-être le logos, le discours, qui a fondé la relation réciproque entre ce deux pôles, en devenant paradigme de référence de chaque événement dialogique.
Notre temps est caractérisé par l'autre. Le problème de la relation à deux est le défi du début de ce texte. La culture contemporaine est très sensible à l'autre, à la question de la différence entre les générations, les sexes, les caractères, les religions, les nations et les peuples.

Il faut faire une autre clarification : « J'espère que je n'ose pas trop si je dis, comme dernière conséquence politique de ces considérations, qu'on survivra peut-être comme humanité, si nous n'arriverons pas à comprendre qu'on ne peut pas simplement exploiter nos moyens de pouvoir et leur possibilités d'emploi, mais nous devons apprendre à nous arrêter devant l'autre en tant qu'autre, devant la nature, devant les cultures organiques des peuples et des états. Il faut connaître les autres comme parties de nous même » dit le philosophe Hans Gorge Gadamer4.

Il faut prendre conscience que l'autre est non seulement différent de moi, mais autre partie de moi.

Mais qu'est-ce que c'est un visage ? Franco Rella nous rappelle que le visage n'est pas seulement la face de l'homme. « En citant un extrait du Vita e destino par Vasilij Grossman, Lévinas souligne que le dos devant moi (par exemple devant les guichets de la Lubianka en attendant de savoir quelque chose de leurs proches internés par le stalinisme) est également un visage. La vulve de Madame Edwarda est donc un visage, révélation du fond des choses5 ». Mais contrairement à l'épiphanie du visage de Lévinas, instance absolue, prétention éthique que je ne peux pas refuser, il n'y a aucune voix qui vient de l'extérieur et qui opprime jusqu'à l'anéantissement. La vulve de Madame Edwarda est une porte qui prononce son accessibilité, qui parle sa propre voix et qui prononce sa parole.

On se déplace donc dans une dimension séduisante et érotique. Etre nu fait entrer l'un dans l'autre dans un univers et une expérience intraduisible. C'est l'explosion de deux entités extrêmes mises en jeu dans le silence de la transgression et dans la puissance érotique, presque à la limite du mystère de l'extase. L'érotisme devient une ligne excessive, une limite qui s'étend vers un désir infini par définition.

Le vagin de Madame Edwarda se penche vers l'autre, nudité offerte comme don, vérité pleine de vie comme une pieuvre hideuse. Une vérité qui possède une entrée, jamais totalement praticable. La vulve de Madame Edwarda, possible qui se montre et se soustrait, est comme la lumière obscure qui frappe l'homme contemporain, le défie, lumière qui s'éloigne à l'infini en même temps.

La coupe de l'artiste Lucio Fontana frise ses bords, en s'ouvrant à nous. Elle nous propose un voyage vers un au-delà jamais praticable. La blessure de l'artiste, ouverte devant nous, est une direction vers la vie. Une possibilité humaine – toujours inachevée.

Bataille admet que, bien que les corps puissent s'ouvrir, le blessure irrépressible de l'existence empêché la fusion. Car la tension à la fusion, dans le moment où elle pourrait se produire, conduirait nécessairement à la mort. Probablement on arriverait à la destruction de l'altérité. C'est ce que Madame Edwarda nous enseigne. Dans l'Histoire de l'œil6, l'œil aveugle arraché du prêtre est coincé dans la chair, dans le vagin de Simone, tentative désespérée d'atteindre l'au-delà, l'au-delà de ce qui apparaît, vers l'être qui est, vers l'essence et sa vérité. L'œil aveugle, incapable de voir, est un oeil érotique, une tentative de pénétrer la vérité.

Mais malgré l'impossibilité d'une vision qui va plus loin, malgré tous les efforts, toutes les tentatives possibles, l'œil ouvre un mystère, aussi si la vérité va rester un secret profond que l'homme cherchera toujours à enquêter, mais qui restera éternellement inconnaissable. Parce que l'apparence n'épuise pas l'essence. Mais la tentative doit être tentée : être, devenir énigme, se rendre disponible.

La nudité, alors, n'est pas seulement une condition, mais un état d'être, tout à fait. Être nu donne une forme à l'expérience du monde : l'expérience érotique est une expérience intérieure. C'est fréquenter le Kairos, même si la vraie limite de l'extase reste indicible, parce qu'elle échappe au « je » qui
écrit et à la raison.

L'expérience de l'homme moderne est une mise en question infinie, riche de pathos et de contradictions, où la pensée est comparée aux questions les plus radicales de l'existence. C'est une preuve à la limite du possible, inachevée. L'homme doit aller plus loin, au-delà de la pensée, au-delà de la raison.

Dans ces conditions, la position de vouloir se montrer comme nudité profonde et l'être tendu vers l'inconnu et vers l'autre fait naître des émotions déchirantes et tendues : douleur et inconfort, souffrance et abandon. La perte totale. En creusant dans nous-mêmes on prend contact avec la peur, l'insécurité, la faiblesse. Il faut devenir sensibles et conscients. Acharnement, folie et douleur sont nécessaires pour commencer à tracer le nouveau parcours de l'inconnu, de l'au-delà. Le chemin de la mise à l'épreuve de soi aux yeux des autres, mais surtout par rapport à nous-mêmes. « Je suis affamé de me faire connaître, et ne me chaut à combien (de gens), pourvu que ce soit véritablement », écrivait Montaigne. Pour être perçu dans une dimension et sur une limite sur lesquelles on ne peut qu'être nu.

L'artiste, dit Rilke, doit venir à l'extrême : la dernière frontière.



1 Rella Franco, La responsabilità del pensiero, Garzanti, p.154. Référence à un bref texte de Deleuze, écrit après la mort de Guattari, publié en 1995, L'immanenza: una vita...
2 Cfr. Franco Rella, Prologue à L’enigma della bellezza, Feltrinelli, da p. 9 e p. 19.
3 Voir les dernières découvertes en neurosciences sur les « neuroni a specchio ».
4 Gadamer, La molteplicità d’Europa. Eredità e futuro, en AA.VV., L’identità culturale europea tra germanesimo e latinità, A. Krali, Jaca Book, Milano, 1988, 29.
5 Franco Rella, La responsabilità del pensiero, Garzanti, p.187.
6 Bataille Georges, Storia dell’occhio, ES, Milano, 2005.

Francesca Rolla

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