mardi 11 janvier 2011

Voix sensible de fragments d'ailleurs


2.
Voix sensible de fragments d'ailleurs

L’abisso sta nella superficie.
Lucio Fontana


Deleuze dit qu'un objet est reconnu lorsque toutes les facultés sensibles s'accordent sur un sens commun: « l'objet peut être vu, touché, rappelé, imaginé, conçu...1 », par un « je pense » qui devient l'origine et l'unité de toutes les facultés. Le philosophe poursuit en disant qu'il y a un indicible qui se développe au delà de la capacité humaine à reconnaître les objets et toujours dans un processus de comparaison (incapacité du sujet à penser la différence). Un indicible, lié à la Vérité, nommé par Deleuze différence, qui se découvre, qui est sollicitée par des forces très puissantes, qui devient « terra incognita jamais reconnue et reconnaissable ». Nouvelle étape d'une souffrance insupportable, dit Deleuze en citant Proust2. Mais qui habitera cette terre ?

Deleuze philosophe : la pensée du dehors, le rôle du langage, la neutralité. Les années soixante, soixante-dix. Les révoltes des étudiants et des travailleurs comme un mouvement de rupture avec l'institution, contre la codification du sujet psychanalytique.

Selon Deleuze, il y a des choses qui laissent calme l'esprit, des autres qui nous forcent à penser, dans un processus d'urgence. La rencontre, qui nécessairement ne peut être que sentie, appartient à la seconde catégorie et force à penser. Le signe. Le mouvement qui commence par la rencontre voit l'autre comme élément opposé et contraire qui ne pourra jamais être confondu avec le sujet. Mais cela, à mon avis, ne signifie pas que l'autre ouvre une contradiction ou un conflit. Dans la rencontre, dit Deleuze, une expérience immédiate existe, ecce, un plan ultérieur mais immanent. La pensée deleuziéenne est forte dans la mesure où le soi et l'autre vivront toujours une distance irréductible qui ne permettra jamais la vrai rencontre et qui se traduira par l'incomplétude, l'impuissance et l'incapacité à exprimer ce rapport à travers la langue.

Aucun horizon possible. L'autre ouvre en moi une interruption, une fissure sans nom, inaccessible, au-delà de la subjectivité. C'est dans cet abîme où nous sommes abandonnés, dans cette question profonde qui défie le mot, qui apporte une nouvelle forme de connaissance. Qui justifie le pouvoir de la rencontre. Qui pousse l'être humain vers l'urgence de communiquer à travers un autre langage. L'innommable n'est pas l'anonyme ou le neutre de Deleuze; c'est au contraire ce qui cherche son nom, qui dépasse l'eccéité, qui est à la recherche de lui-même. Une voix sans nom, alors, n'est pas anonyme, mais pleine de douleur et de tension. Une voix qui veut trouver une parole pour s'exprimer. « L'auteur est cette nécessité. Il est précisément cette responsabilité : dire, dire je, s'adresser aux choses, aux autres3 ».

Penser est donc violence – c'est un acte nécessaire – car la rencontre avec le signe est toujours violente. La pensée commence avec la force que la différence manifeste par le signe. C'est cela la base de l'« empirisme transcendantale » par lequel Deleuze affirme la possibilité d'atteindre les conditions de l'expérience du réel.

On se trouve donc devant une limite prête à s'élever vers un exercice transcendant. On est en face d'un signe, pas sous forme d'opposition où dans un état supérieur, aléatoire. Au contraire, un signe qui est le point de départ pour un au-delà qui est dans l'objet. Mais alors, qu'est-ce qu'un signe ? D'où vient cette violence ? Quelle chance est présentée à l'être humain ?


1 Gilles Deleuze, Différence et répétition, Chapitre III: L'image de la pensée: “Sans doute chaque faculté a-t-elle ses données particulières, le sensible, le mémorable, l'imaginable, l'intelligible..., et son style particulier, ses actes particuliers investissant le donné. […] et la forme d'identité de l'objet réclame un fondement dans l'unité d'un sujet pensant dont toutes les autres facultés doivent être des modes”.
2 “Mais de tous les mondes, quel est le plus exclusif ? “C'était une terra incognita où je venais d'atterrir, une phase nouvelle de souffrances insoupçonnées qui s'ouvrait””. Gilles Deleuze, Proust et les signes, PUF, p.17. Proust, Sodome et Gomorrhe 2, II, III5-II20.
3 Franco Rella, Responsabilità del pensiero, Garzanti, p. 125.

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