mardi 11 janvier 2011

Le pathos de la pensée - introduction



INTRODUCTION

DARE UN SENSO, questo compito resta ancora assolutamente da compiere.
Nietzsche


Quel sera le résultat d'une société dans laquelle la science et la technique ont désormais dépassé les limites de ce qu'on est capable de penser et imaginer ? Quelle liberté de communication est accordée à un être humain qui est forcé de faire face à un ensemble de langages auto-référentiels et traditionnellement acquis ? Il semble qu'on n'a d'autres mots qu'une plainte continue et régressive contre la domination de la technologie, ou, au contraire, que l'acceptation totale et l'auto-justification du progrès de la technique elle-même. Arrêter le progrès n'est plus possible. Arrêter le pouvoir qui en est le moteur non plus. Il faut alors élever la pensée à la hauteur de la technologie.

La Première Guerre Mondiale, en raison d'une technologie qui avait produit des outils pour la mort et la destruction de masse, a été définie comme un ennemi mortel de l'homme, « machine ininterrompue et omnidivorante, véhicule échappé des mains, cheval qui guide son cavalier » ; comme l'« inconscient du progrès, force impérieuse qui ne reconnaît pas le mot «non» et qui ne pourrait jamais être complètement supprimée1 ». La société contemporaine affirme sa primauté et sa valeur par des propositions techno-scientifiques qui dépassent les limites du pensable et du possible. Là où la science semble avoir perdu son éthique et sa solidarité humaine et inclut par contre une « partie maudite »: on peut agir sur l'ADN, les gènes et la longévité.

Pendant la Grande Guerre, la nécessité de remplacer la quantité de chair humaine qui ne pouvait pas rester sur le champ de bataille avait provoqué une dépersonnalisation par rapport aux cadavres ouverts et concassés. La guerre moderne était capable de déplacer avec synchronisation parfaite et automatique les corps morts et les blessés, avec la même rapidité par laquelle elle en produisait.

Pensons maintenant à la photographie qu'on voit dans les journaux, les thrillers ou dans les séries. Le corps est nu, démembré par une caméra qui suit précisément les blessures de la chair. C'est un corps désacralisé.

Est-ce que c'est ça la représentation d'une mort qui nous permet de devenir conscient de notre propre vie ? Est-ce dans ces images que l'on découvre le mystère insondable de l'existence humaine ? Qu'est-ce qu'un corps nu, osé, tué, violé et comme ça exhibé ? Indifférence en face de l'horreur. Le spectacle comme perte de sens et de la profondeur du monde.

Nous vivons dans une société où la productivité commerciale correspond à la production d'un imaginaire qui fixe les règles de la vie et représente le monde, où la communication est technologique et virtuelle. Est-il possible de reformuler et affirmer une pensée actuelle qui va au-delà d'un code purement discursif ? Il est nécessaire une réflexion sur l'existence qui inclut l'individu et la complexité du monde.

Pour Giacomo Leopardi, l'« imagination » est le moyen pour dépasser notre propre pensée ; selon Baudelaire la reine des facultés. Aujourd'hui est-ce que construire un imaginaire est encore possible ?

Notre société – lettré – a besoin d'utiliser les images parce que la parole semble avoir perdu cohérence, valeur, profondeur, sens. “La pensée a renoncé à se mesurer avec la pluralité conflictuelle du tragique... […] Elle a refusé de s'interroger sur les signes pluriels et contradictoires où le sens du monde se manifeste. Pour faire face au sentiment d'un monde déchiré et pour s'approcher de la complexité des œuvres où cette déchirure se montre, il est nécessaire que la pensée pense contre soi-même, par opposition à l'avidité du concept qui voudrait tout résoudre. Une pensée qui soit capable de s'ouvrir et affronter tout ce que le système ne peut pas assumer dans son espace conceptuel. [...] Si l'existence de l'individu et de la chose reste au dehors du système de la pensée, alors cette exclusion ne peut pas être réparée en faisant de la personne ou de la chose l'objet d'analyse. La singularité, « partie maudite », doit agir contre le système. Il faut élever la pensée à la hauteur de son insaisissabilité, à son état inexprimable. Beaucoup de choses sont inexplicables. La pensée est légitime seulement quand elle assume la responsabilité d'essayer une parole pour cet indicible2 ».

La question autour de laquelle ce texte se développe est donc une requête de sens dans une modernité où la langue, idiome des relations réelles, s'articule sur les atrocités d'Auschwitz, l'extermination des Juifs, la dévastation et les massacres idéologiques3. Le rêve de la raison humaniste s'est brisé. La capacité technologique de l'homme se dirige vers la destruction la plus totale et inhumaine. « Aucune poésie, après Auschwitz », écrit Adorno. Lutter pour le rachat du temps perdu, comme Proust avait dit.

La parole n'est plus communautaire. Foucault a dit que la langue semble avoir pris congé de ce qu'elle nomme4 : dans les mots ça ne résonne que leur superficialité.

Et nous, on devient incapable de cri et de ferveur : « la frontière entre l'humain et l'inhumain est traversée par une douleur contenue, sobre, comme si on n'arrive plus à crier et à agir notre fureur. […] Alors que j'écris ces notes et que j'essaie de penser à la dimension éthique qui devrait soutenir la communauté et au mal qui pourrait la compromettre, je me rends compte de l'effet faible des protestations contre la domination de la technique, contre la guerre qui est toujours ailleurs. L'espace de la politique, de la polis, semble être limité. La lecture du journal met dans la condition de celui qui a des haut-le-cœur, qui fait une respiration profonde ou boit une gorgée d'eau, et après ça il s'occupe des autres choses5 ».

Comme dit Nancy, la parole mythique et communautaire par excellence signifie négation, sacrifice, non affirmation : « parler du mythe a été toujours parler de son absence. Le mot « mythe » indique également ce qu'il ne nomme pas6 ». Le langage ne devrait pas renoncer à être le mystère qui définit l'individu : « … avec l'étonnement radical généralement absent dans la critique littéraire et dans les études académiques de la littérature. La langue est le mystère qui détermine l'homme par lequel l'identité et la présence historique s'exercent d'une façon unique. C'est le langage qui sépare l'être humain des codes signalétiques déterministes, de la désarticulation, du silence. Si le silence devrait revenir dans une civilisation à la ruine, il serait double, fort et désespéré pour la mémoire de la Parole » écrit Steiner7.

Dans le monde contemporain, aucune parole a plus de profondeur et de puissance. Plus de mots qui expriment un secret sans le révéler : il faut repenser la langue, les formes, la littérature, la philosophie, conscient que tout le monde a changé.


L'art vit le même mouvement. En plus, l'art rejette la simple possibilité d'une paraphrase verbale. Se mesurer avec les contradictions de la modernité, explorer le sens du monde et des êtres qui le peuplent, percevoir et donner une forme à la frontière de l'individu, ça c'est la mission de l'homme et de l'artiste – à la recherche de sa propre identité.

L'artiste doit avoir la force de contenir en même temps deux forces apparemment opposées et contradictoires. A cause d'une culture de masse standardisée, il doit exalter sa personnalité en tant que sujet unique et irremplaçable en développant une originalité inimitable dans ses œuvres. Mais il faudrait aussi que l'artiste exprime sa nécessité et sa tension vers l'autre, l'appartenance à la communauté, sa qualité de porte-parole des valeurs, questions et problématiques qui fondent et traversent l'espace qu'il habite. Il doit être capable de vivre et vaincre le paradoxe contradictoire qui caractérise la modernité entre l'apparence et le camouflage, entre la massification et l'exception, entre l'excès et la neutralité.

Nietzsche, dans le Zarathustra, dit que le penseur critique est poietés, artiste philosophe. « L'être veut devenir parole et tout le devenir veut apprendre par moi la parole ». Une écriture qui compose histoires, pensées, images antiques. Qui lie le passé et le présent. Qui construit de nouveaux signes. Pour que le monde soit redessiné.

On est loin du sujet deleuzien « neutre », neutralisé et dé-responsabilisé. Mais la pensée de Deleuze reste quand même essentielle, car elle semble s'aligner parfaitement avec le résultat de la technologie et de la science. Les machines du désir, le corps sans organes, sont le miroir des machines dans le domaine de la technique. Le corps sans organes est le miroir d'un corps manipulé, jusqu'à l'embryon, et mis à disposition pour accueillir – comme c'est le cas aujourd'hui – des nombreux organes: humains, mécaniques et animaux. Deleuze propose un sujet faible, indifférent. Sujet faible d'une pensée faible. La pensée littéraire et philosophique, au contraire, a vu dans l'homme la plus grande énigme, et pas une « pure surface où les événements s'inscrivent presque sans laisser de traces »8.

Mais qu'est-ce qu'il y a après Deleuze?


Rimbaud a dit que la raison de « je » doit régler ses comptes avec le corps et sa grande raison. A partir de ce moment là, est-ce que c'est toujours possible d'utiliser le mot ou le concept de « je » ?

L'artiste, l'écrivain, le philosophe – l'homme du monde contemporain – intègre la contradiction. Il est auteur. Il est responsable de l'analyse et d'examiner, réviser et restructurer le champ cognitif de la communauté. L'homme doit devenir conscient de la responsabilité expérimentale qui lui appartient : en tant qu'artiste il devient expérience et tentative – chercheur, explorateur d'un terrain peu solide, inconnu, incertain et instable. Il ose. Il joue chaque direction, toute possibilité qui lui est accordée. C'est une révolution énorme qui doit être conçue.

Et si la forme – signe – est en quelque manière un miroir dans lequel on se refléte pour se connaître, se reconnaître et voir plus de nous, l'œuvre d'art devient une possibilité d'expansion vers la connaissance, pour expérimenter ce qu'on est, mais qui reste encore latente en nous. «  L’opera resta muta o cerca di gridarci qualcosa in una sorta di farfugliamento”9, dit Steiner. Le spectateur, en s'adressant à la créativité, est appelé et dans cela il se reconnaît. Le spectateur devient le lieu où la matière artistique se dépose. C'est toujours le spectateur qui décide combien de temps et comment se consacrer devant l'œuvre d'art. Il la reconnaît comme source de modelage de comportement dans la réalité et dans le monde, comme fort potentiel pour de nouveaux contacts : avec soi-même, avec les autres, avec le monde.

Devant la crise du sens, en se demandant de quelles formes de la pensée on a besoin pour réfléchir sur l'existence et pour être amenés dans une expérience nouvelle et radicale, on s'aperçoit que la raison n'épuise pas notre destin et que nous avons besoin de la beauté et des circonstances qui créent l'unité entre ce qu'on est et ce qui dépasse notre humanité. La forme et les signes racontent les aspects positifs et négatifs de la réalité, en allant au-delà de la distance entre le réel sensible et une expression rhétorique plus pertinente à l'expérience de la modernité. L'art dialogue, interroge, conduit questions ambiguës et tendues. Elle pousse à se mettre en discussion, à examiner la valeur des convictions, à utiliser la raison, à faire ressentir les émotions, les tensions, les préjugés, les contradictions, les illusions.

L'art est un départ sans certitude, parfois douloureux, surement angoissant. Mais comme tout acte de création, il exprime une exigence d'aller plus loin. C'est une possibilité. Tourner les yeux pour comprendre, dépasser la limite, créer un lien entre le singulier et l'universel. Prendre le risque. Savoir qu'on peut mourir. Se mettre en joue entièrement, en laissant le préjugé et la raison. Tout peut arriver, même précipiter dans une dimension tragique, déchirante et extrême. Anxiété, crise, douleur, désespoir. Un départ inachevé. Sans aide. Aucun soutien dans le monde. Violent.
Peut-être que Deleuze le savait.

Un voyage vers une terra incognita et étrangère. Un départ vers un autre temps, vers un autre espace. Inquiétude inachevée et sans fin qui parfois nous fait nier la même réalité et qui nous ouvre sur le vide. L'homme offre son corps et devient connexion et limite entre le Possible et l'Impossible.

Ce texte se propose comme un lien entre la pensée et l'expérience. Par la forme et dans la mesure de l'humain. A travers l'homme. Parce que l'expérience traverse le regard et le corps. Mais en parcourant profondément cette tâche, on trouve un paradoxe : l'existence, l'individu et la chose. On touche une nudité absolue qui se propose au delà du langage pour exprimer une abyssale instance humaine : le rire et les larmes, le pathos et la mort, le sang, la nudité et les excréments.

Et comme Nietzsche avait dit, cela c'est le poids le plus grand. La réflexion nietzschéenne indique que c'est exactement dans l'« immense moment » de l'éternel retour que l'homme doit consciemment affirmer son « sì » à la vie. L'éternel retour est donc cette suspension. Là, l'éternel entre dans le devenir. La porte que dans La visione e l’enigma se tient devant Zarathustra ouvre un temps nouveau, que Nietzsche nous invite à choisir. La responsabilité nietzschéenne se trouve dans le soin du moment. Le temps peut être décidé et déterminé. Cela rend l'homme un artiste potentiel, individu créateur qui peut utiliser sa créativité dans un moment d'affirmation à la vie. Le berger qui mord et décapite la tête du serpent décide et après il rit. Mais soutenir la décision, cela c'est le plus grand poids. Prendre soin de l'instant est une responsabilité profonde vers les choses et les êtres. Parce que l'homme, créatif et artiste, est responsable de son destin.

Le rôle de l'individu est donc mission active, transformation potentielle, volonté créatrice. D'une histoire qui n'a pas encore été écrite. Un voyage à accomplir, à tenter sans certitudes. Lorsque l'horizon métaphysique n'est pas au-delà des choses mais dans la singularité de chacun de nous. Au-delà de toute limite, tout en vivant la limite elle-même.

Et on n'est plus le même. On ne peut pas. On est gagné. On est perdu.

J'espère que la parole que j'ose, même partielle, fragile, limitée et temporaire, tient la nécessité de l'homme moderne d'avancer dans une dimension qui crée du sens10. Le changement extrême caractérise le monde contemporain. Dans les liens multiples et vitaux entre toutes les vérités, les visages, les yeux, les mains et les opinions, on ne peut pas avoir une raison unique qui se déclare la vérité la plus solide et nécessaire de tout le possible. Simone Weil avait dit de se battre pour faire changer l'équilibre du pouvoir, sans écraser l'ennemi, pour que personne ne gagne et que personne ne soit vaincu.

Le secret habite l'horizon de la forme et de la parole.


Francesca Rolla, décembre 2010
1 D. Pick, La guerra nella cultura contemporanea, [1993], Roma-Bari, Laterza, 1994, p.272-273.
2 Rella Franco, Micrologie. Territori di confine, Roma, Fazi, 1997 p.134.
3 Je crois comme Adorno que, après Auschwitz et son horreur qui se propage encore sous nos yeux, la compatibilité entre une pensée philosophique et l'existence s'est interrompue. Aujourd'hui le philosophe doit essayer d'établir un pont, un lien possible entre la pensée et l'expérience de l'existence. Cfr. Rella Franco, Micrologie, Fazi, p.6.
4 Cfr. Michel Foucault, Le parole e le cose, trad. it. di Emilio Panaitescu, Milano, Rizzoli, 1967; Michel Foucault, L’archeologia del sapere, trad. it. Giovanni Bugliolo, Milano, Rizzoli, 1971.
5 Franco Rella, Micrologie. Territori di confine, Roma, Fazi, 1997 p.142.
6 Cfr. Jean-Luc Nancy, La comunità inoperosa, Cronopio, Napoli, 1995, p.112.
7 Steiner George, Linguaggio e silenzio. Saggi sul linguaggio, la letteratura e l'inumano, Milano, Garzanti, 2001, Introduction, p.11.
8 Franco Rella, La responsabilità del pensiero, Garzanti editore, p.34.
9 Steiner George, Linguaggio e silenzio. Saggi sul linguaggio, la letteratura e l’inumano, Milano, Garzanti, 2001, p.40.
10 “Il faut qu'il y ait une nécessité, autant en philosophie qu'ailleurs, sinon il n'y a rien du tout. […] Un créateur ne fait que ce dont il a absolument besoin”. Deleuze, Qu'est ce que l'acte de création? Conférence de 1987.

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