mardi 11 janvier 2011

Le langage et sa raison



3.
Le langage et sa raison

Il y a dans tout écrivain tragique […] ce mouvement vers le jour de cela qui ne peut s’éclairer, l’excès qui ne devient dépassement et scandale que dans les mots.
Blanchot



Georges Bataille se heurte contre les limites du langage. Il y a un espace possible, au-delà du logos, qui doit être pensé et qu'il faut dire, mais qui ne peut pas s'exprimer par la langue traditionnelle. Bataille, dans la préface de Madame Edwarda, offre une réflexion sur la pensée de l'excès. Il souligne la nécessité d'une forme linguistique très cohérente et à l'extrême de la rigueur, mais qui se pousse vers la profondeur qui excède, dans une dimension où l'être est d'abord, avant toute chose, hors de toute limite : tout ce qui est plus ce qui est 1.

Si le langage traditionnel n'est plus satisfaisant et s'il nous limite car limité par les mêmes idées qu'il exprime, il est nécessaire de trouver des autres niveaux de communication. Bataille procède alors dans une recherche pour présider le silence de vérité, peut être seul véritable moyen de parvenir à la possibilité de l'impossible2.

Hegel avait décrété une identité entre la raison et la réalité, entre la connaissance et la vérité. Bataille dit que le Logos n'est pas tout. Deleuze : « le problème n'est pas dépasser les frontières de la raison, c'est de traverser vainqueur celle de la déraison.3 » Lucio Fontana confirme que la raison ne suffit pas toute seule.

L'art majeur, donc, nécessite la participation d'une nouvelle langue, au-delà de la raison, afin de poursuivre l'évolution artistique. Un langage qui traverse et donne la parole à l'expérience humaine.

Bataille dans la préface de Madame Edwarda souligne que l'Etre trouve sa vérité dans une autre dimension qui dépasse les limites du savoir et de la pensée, en exprimant ainsi une palpitante instance métaphysique. Par conséquent, il a dit que la réflexion n'est accomplie en nous que dans l'excès : « même la pensée (la réflexion) ne s’achève en nous que dans l’excès. Que signifie la vérité, en dehors de la représentation de l’excès, si nous ne voyons ce qui excède la possibilité de voir, ce qu’il est intolérable de voir, comme, dans l’extase, il est intolérable de jouir ? Si nous ne pensons ce qui excède la possibilité de penser… ?4 »

La note qui accompagne cette question tragique est l'un des passages les plus significatifs de la pensée et de l'écriture de Bataille : « Je ne récuse pas la connaissance, sans laquelle je n’écrirais pas, mais cette main qui écrit est mourante et par cette mort à elle promise, elle échappe aux limites acceptées en écrivant (acceptées de la main qui écrit mais refusées de celle qui meurt) » (Préface à Madame Edwarda, O.C., t. III, p. 12, repris dans L’Érotisme, p. 297).

La main de Bataille est différente de la main deleuziéenne qui crée une connexion entre les espaces visuels de Bresson5. Le langage, la raison, la main mourante qui écrit nous permet de donner une voix à une partie qui reste dans le silence. Tout cela ne peut qu'atteindre à l'extrême du possible, mais pas à l'expérience de l'être, à l'origine, à la mort de l'homme. La pensée ne s'accomplit que dans l'excès. C'est voir ce qui est au-delà de la possibilité même de voir. C'est la réflexion qui dépasse la capacité de la pensée. C'est le jouir suprême. C'est l'excès et son mystère.

Le fondement – la raison pour Hegel, Dieu pour Descartes, les premiers principes d'Aristote – est ce qui définit la vérité des énoncés. Le fondement est la métaphysique au-delà des phénomènes physiques, la base de la vérité. Les limites imposées par la main et celles de la philosophie hégélienne ne peuvent pas être remises en question. Mais Bataille cherche à aller plus loin, tout en étant conscient que l'être humain se trouve nécessairement dans telles limites, parce que « ces limites nous permettent de parler ».

Dans la préface de l'Histoire de l'érotisme Bataille veut formuler une pensée et un langage qui exprime l'excès, l'outrance, la rupture de la limite, la passion, le pathos, le non-savoir.

Mais comment est-ce que l'on peut exprimer quelque chose que l'on ne peut pas savoir, dont on ne peut avoir connaissance ? Qu'est ce qu'il y avait avant le Logos? Qu'est ce qu'il y aura après?

Face à l'ineffable, à l'invisible qui nous introduit dans la limite de l'endurance. Ne pas être paralysé. Il ne faut pas nous arrêter ou changer de direction. On a besoin de mots pour annoncer tout ça. Avant le Logos, l'expérience, la plainte, le mythe. Après le logos, une langue et une nouvelle connaissance, le non-savoir de Bataille, l'expérience intérieure : un savoir « positif » qui ne se retire pas devant l'horreur ; qui explore tragiquement la profonde possibilité de l'individu.

Les silences de Bataille. Le silence de l'expérience qui confine à l'indicible, au vide, au plein nihil. Un silence qui est dense gémissement, grognement, son animal. Musique envoûtante, cris et respirations. C'est le long râle de la gorge de Madame Edwarda, déchirée, avec la terreur dans les yeux dilatés et renversés. C'est le bruissement des vagues, tandis que sa cuisse nue caresse l'oreille de l'homme. Ce sont les silences soudainement interrompus par le rire : signe de l'horreur, dénonciation de l'opposition entre plaisir et douleur, causé par la honte et par l'indécence, attitude humaine de compromis devant quelque chose qui répugne.
C'est celle-là la voix des fragments d'ailleurs?

Le langage est puissant par absence, par le vide qu'il l'a généré et qui l'alimente6. C'est comme si la langue se couvre excessivement de toute l'ambiguïté sémantique, de toute stratification qui ne fait qu'éloigner le pouvoir de la parole dite.

Selon Bataille, le sacrifice du langage, proche à la mort, prêt à être sacrifié, victime et prêtre. Lucio Fontana suppose également une prise de conscience par rapport à une langue puissante par absence. C'est un acte de purification, une tendance extrême à l'essentiel, vers un geste essentiel lui-même et accompli. Fontana ose ce geste, ce sacrifice, en réponse aux besoins de l'esprit nouveau de l'homme moderne, comme pour Bataille. Ce sont toutes les deux tentatives pour aller plus loin, pour explorer toutes les possibilités, pour donner une voix à un inachèvement existentiel.

Mais si la vérité est celle qui est silencieuse et la parole est le seul moyen tragique pour penser, il est également vrai, comme on vient de voir, que Bataille utilise sa main, sa connaissance. Puis il faillit. Mais malgré l'échec, il sacrifie son silence pour nous réveiller d'une « tragédie sans voix » qui a conduit l'homme à l'impossibilité de communication qui caractérise la modernité.

Et Bataille philosophe, en s'appuyant sur un langage mythique, physique, pathétique, crée un nouveau savoir qui se pose au-delà du savoir, qui met en jeu le corps, l'expérience et la limite, blessure et tragédie, inachèvement et contradiction. Fontana fait la même chose. Dans la dimension tragique de ce projet, la vérité nous parvient comme un fragment. Cette expérience vers l'impossible dépasse toute conclusion espérée. L'inépuisable nous est donnée dès le début. Bataille le savait, l'avait dit : il avait mis en garde ceux qui auraient lu ses textes. Avant d'être accusé de mysticisme7 il avait déclaré que si la communication est impossible, l'incomplétude est ce qui introduit le possible dans l'impossible8, ce qui traduit la certitude d'être dans « l'attente de l'être ».
Mais d'autre part, si l'homme pourrait parvenir à un accomplissement ou s'il pourrait combler l'espace vide qui l'a généré, il aurait donc trouvé sa place dans le monde et il ne serait plus étranger par rapport à lui même et à ce qui l'entoure. Mais, encore une fois, peut l'être humain accomplir son voyage, arriver à destination, résoudre et vivre la contradiction, s'il est lui même contradiction, s'il est lui le lieu même où les opposés veulent venir, émerger, insolubles, et vivre de leur être tragiquement nécessaire ? Est-ce que l'homme pourra ne plus sentir la honte, l'angoisse ? Est-ce qu'il pourra ne pas s'exciter devant la possibilité d'être autre chose?

L'être contemporain a perdu sa neutralité. Il est celui qui naît et qui meurt, qui a peau et corps, qui vit, conscient, le temps et l'espace. Ces limites permettent à l'homme de vivre et parler. Lui, en ne rejetant pas sa main qui lui permet d'être, il est conscient que cette main est mourante – nue et mourante – et que la parole qu'il parle fuit constamment à l'excès, vers ce qui est au-delà de l'apparence.

Le non-savoir de Bataille n'est pas simplement la négation de la connaissance, mais le nom qu'il a donné à un savoir qui se penche sur le bord de l'identité rationnelle-véritable, savoir-vérité établi par Hegel. Une connaissance qui intègre la passion, le pathos. Un savoir qui nous est donné que si nous sommes ouverts, mais sans penser que cela nous conduit à une vérité mystique.

Le savoir de l'expérience. Parce que, dit Deleuze dans Proust et les signes, l'intelligence sans expérience « manque de nécessité ».

Et Proust, en 1908, avait également déclaré que la raison est inférieure à notre capacité de faire revivre les choses par l'émotion. Mais il a dit aussi que l'infériorité de la raison, la raison seulement la peut établir.

 
1 Cfr. Bataille, Madame Edwarda, ES, Milano, 2004. Préface à Madame Edwarda, O.C., t. III, p. 12, note de bas de page.
2 « Sur ce dont on ne peut pas parler, sur cela il faut taire ». Wittgenstein, Tractatus logicus-philosophicus; tr. It. di Conte, Einaudi, Torino, 1964, cit. p.3. La traduction est la mienne.
3 Gille Deleuze, Critique et clinique.
4 Préface à Madame Edwarda, O.C., t. III, p. 12, repris dans L’Érotisme, p. 296 ­ 297.
5 Gilles Deleuze, Qu'est-ce que l'acte de création?, conférence, 1987: “Tout se passe comme si l'espace bressonien se présentait comme une série de petits morceaux dont la connexion n'est pas prédéterminée. […] Ces petits morceaux d'espace visuel dont la connexion n'est pas donnée d'avance, par quoi sont-ils connectés ? Par la main. […] Il n'y a plus que la main qui puisse effectivement opérer des connexions d'une partie à l'autre de l'espace”.
6 Cfr. Masiero Roberto, Estetica dell’architettura, Il Mulino, Bologna, 1999.
7 C'est Kove qui accuse Bataille d'être mystique.
8 Cfr. Georges Bataille, Madame Edwarda.

Francesca Rolla

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